Le château des Tribades 3.
Inès ne l’écoute plus, intriguée par une petite femme dynamique aux prises avec deux hommes qui vocifèrent bruyamment. Sans se démonter, elle leur tient tête. Calme, posée, elle les interrompt pour affirmer fermement.
- Faux, et archi-faux ! Vous dites n’importe quoi, messieurs !
Le bruit ambiant l’empêche de suivre la conversation, mais peu importe. D’emblée, ce qu’elle apprécie chez cette femme, c’est sa façon de les affronter, seule contre tous, sans vulgarité ou exubérance, mais avec une fermeté et une assurance qui semblent les déstabiliser. Julie suit son regard avant de s’enquérir :
- Tu la reconnais ?
- Bien sûr. C’est l’actrice Claire Broustal. J’aime beaucoup ce qu’elle fait.
- Cela ne m’étonne pas, vous vous ressemblez un peu toutes les deux. Radicale, atypique, discrète, elle refuse de se laisser broyer par le système cinématographique et mène sa barque indépendamment, en toute liberté. Pourtant, elle aurait pu prendre la grosse tête après le succès phénoménal de son film » Juillet Assassin « , mais elle a choisi son camp en tournant plutôt dans des petits films intimistes qui ont eu de bonnes critiques. Malheureusement, le septième art l’a un peu boudée ces derniers temps, et son rôle dans la prochaine production de Jean Vernier lui permettra sans doute de renouer avec le succès.
- J’ignorais tout cela, mais elle n’en est que plus sympathique. Elle vient de se marier, non ?
Julie répond sur un ton maussade.
- Oui, avec un photographe tristement inconnu. Ils ont eu une fille je crois… Bref, voilà une femme bien dans sa tête et bien dans ses baskets. Maman comblée, amoureuse sereine, une vie saine et tranquille, que demander de plus ?
- Je sens une pointe de dédain dans ta voix.
- Évidemment, elle aurait pu tout avoir ! Villa de rêve, gloire et fortune, tourner avec les plus grands et se marier avec un milliardaire, mais elle a tourné le dos à tout ça pour choisir une vie simple et banale, pour ne pas dire médiocre… Ce genre de comportement stupide me dépassera toujours !
- Julie, le bonheur ne se limite pas à toutes ces considérations superficielles, mais te faire comprendre cette dure réalité est un combat perdu d’avance, alors autant en rester là…
Julie la regarde sans comprendre. Elle hausse les épaules, puis s’agite sur place en jetant des regards fébriles tout autour d’elle, adressant sourires et grands gestes amicaux à de nombreuses personnes. Inès sourit avec sollicitude.
- Julie, va retrouver tes amis, tu en meurs d’envie. Je saurai me débrouiller très bien toute seule.
- Vraiment ?
- Si je te le dis.
Julie ne se fait pas prier, se précipitant sur un couple aristocrate qui l’accueille avec une effusion exagérée. Amusée, elle les observe un instant puis reporte son attention sur Claire. Celle-ci sent son regard, tourne la tête et lui adresse un sourire chaleureux. Cela encourage Inès à venir à sa rencontre.
- Vous avez enfin réussi à vous débarrasser de vos prétendants ?
- Quelle bande de petits cons prétentieux ! Ils sont beaux, jeunes, riches, et du coup se croient irrésistibles. Ils ne peuvent pas s’empêcher de vous impressionner en étalant leur fortune, la marque de leur voiture, la superficie habitable de leur maison, tous les voyages qu’ils effectuent, tout ça en étant persuadés que les femmes vont leur tomber pâmées et ébahies dans les bras. Avec moi, c’est tout le contraire. Plus ils se vantent et plus ils perdent tout espoir de m’intéresser.
- Alors là, je vous donne raison à cent pour cent. C’est le genre de soirées que je déteste, une triste caricature du pouvoir et de l’argent qui en devient franchement pitoyable.
- Au moins, cela a le mérite de nous faire rire et de ne surtout pas vouloir leur ressembler. Quelque part, c’est rassurant.
Elles éclatent de rire en même temps. Inès est conquise, excitée comme une enfant qui vient de se faire une nouvelle amie et à qui cela n’arrive pas souvent. D’emblée, Claire inspire confiance par sa franchise et sa joie de vivre. Jolie, pas très grande mais délicieusement proportionnée, elle pétille de malice et de fantaisie. Ses cheveux auburn glissent en cascade sur ses épaules nues, comme une criniére désordonnée qui semble aussi indomptée que son caractère; yeux noisette et fossettes espiègles autour d’une bouche enfantine, elle est nature et spontanée.
Elle se présente ensuite.
- Claire Broustal.
- Je sais. Inès Genest.
- L’écrivain ? Alors là, bravo, vos romans sont un vrai bain de jouvence, de la douceur dans un monde de brutes.
- Merci, ça fait plaisir à entendre.
- Je suis sincère. Faire votre connaissance restera le seul bon souvenir que je garderai de cette soirée. C’est mon agent qui m’a traîné ici, et ce n’est pas tout car je suis maintenant obligée d’accepter une invitation de sa seigneurie Vernier dans son château, rien que ça… Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour sa carrière !
- Mais c’est génial, moi aussi je dois m’y rendre, la semaine prochaine.
- Comme moi ! Voilà qui me rend cette corvée beaucoup moins pénible. Et je n’exagère pas en parlant de corvée, c’est pour moi une épreuve terrible et inimaginable de me séparer de mon mari et de ma fille, personne ne peut imaginer ce que cela me coûte.
- Pourquoi alors avoir accepté ?
- Je n’ai pas eu trop le choix, on a fait pression sur mon agent, sur moi ensuite, en me faisant comprendre que refuser était mettre un terme définitif à ma carrière, que toutes les portes se fermeraient de façon irrémédiable. Et puis, après réflexion, je me suis dit qu’une semaine retranchée dans un somptueux château n’était pas la mer à boire, il y a bien pire… Enfin, c’est ce que je m’efforce de croire pour me donner du courage. Votre présence là-bas change bien des choses, un visage ami sera le bienvenu, peut-être après tout ne vais-je pas m’ennuyer comme je le craignais.
- Je veux, oui ! Vous allez voir, à nous deux nous allons bousculer les manières précieuses de ce joli petit monde, et nous amuser comme des folles à leurs dépens !
Elles trinquent en échangeant un regard complice.
Inès se retrouve dans une somptueuse limousine conduite par un chauffeur en tenue impeccable. La voiture traverse un large chemin de terre qui surplombe un immense vignoble, longeant un muret et des canaux de pierre sèche. Le sentier s’éloigne des vignes pour serpenter au milieu des chênes, des genêts, et de garrigues brûlées par le soleil. A l’intérieur de la voiture, Inès est un peu secouée. Avec elle, à l’arrière, se trouve une élégante femme d’une trentaine d’années, belle et princière, très sophistiquée. Blonde aux cheveux longs – mais dont les racines brunes trahissent une fausse couleur — le teint mat, elle dégage une volupté électrique et un raffinement incomparable. La conversation qui s’ensuit fait comprendre qu’elles ont déjà fait connaissance et sympathisé.
- Inès, permets-moi juste une petite critique au sujet de tes livres. Ce que tu écris, c’est beau, c’est émouvant, mais pas très proche de la réalité. De nos jours, pour être plus moderne et plus dans le vent, il faut moins de sentiments et plus de sexe. Voilà, c’est ce qui manque dans tes livres, du sexe ! Mets-y de l’érotisme et les ventes vont tripler !
Inès accueille le conseil avec amusement. Son interlocutrice, malgré sa classe, a un franc parler et une spontanéité qui l’enchante. Le petit accent chantant espagnol ajoute du charme exotique à cette femme qui n’a rien d’ordinaire. Avec fougue, celle-ci argumente :
- Rien ne vaut un peu de cul, c’est excitant, c’est de l’énergie pure qui consume les corps et échauffe les esprits ! Romantisme et sexe peuvent faire bon ménage, bien qu’il y a longtemps que je ne croie plus à toutes ces balivernes. Moi, le sexe, je le pratique sans sentiments, et heureusement car je serai encore vierge si je devais attendre l’amour pour coucher. Même si tu as raison de vendre de l’espoir et du rêve, car il en faut de nos jours, un peu plus de sexe aurait encore plus d’impact, crois-moi… C’est une femme d’expérience qui te parle, j’en connais un bout sur ce sujet.
Inès rit de bon cœur.
- Merci pour ces infos qui ne manquent pas d’intérêt. Maria, je te promets d’y réfléchir…
- J’y compte bien… Si les ventes explosent, pense à Maria, ta nouvelle conseillère sexuelle !
- D’accord !
Jetant un coup d’œil par la vitre ouverte, Inès aperçoit les ruines d’une église, dont le clocher émerge d’un îlot de chênes. Derrière, sur une butte, se dresse un magnifique château, avec tours de guet. Un bel édifice médiéval superbement restauré qui arrache à Inès une exclamation émerveillée.
- Mon Dieu, comme c’est beau !
Maria, qui s’est penchée à son tour, ébauche juste un léger sourire amusé.
- De la part de Jean, plus rien ne peut me surprendre. Il fait toujours tout en grand, c’est tout lui ça !
Elles arrivent enfin à destination. Jean Vernier les accueille avec chaleur, plus familièrement avec Maria qui est une amie de longue date. Une jolie servante s’occupe d’Inès, sortant sa valise du coffre. Inès veut la porter.
- Laissez, c’est mon travail lui dit la servante doucement.
C’est Florence. Il y a presque de la prière dans sa voix, aussi Inès n’insiste pas. Elle se fait guider jusqu’à sa chambre. Durant tout le trajet, elle reste sans voix, abasourdie et impressionnée par l’intérieur luxueux et gothique. Perdue dans sa contemplation, elle en bouscule presque une jeune femme qui se promène d’un air hagard. Inès s’adoucit d’emblée, surprise et émue.
- Pardon, excusez-moi…
- Je… c’est moi, pardon… en bafouille l’autre en rougissant.
C’est une personne réservée et timide, blonde au sourire crispé, qui dissimule mal sous une maladresse juvénile et nerveuse une séduction touchante. Un visage poupin, des yeux candides, une silhouette gracile, tout lui donne un air fragile, avec un physique de lolita délicieuse qu’elle ne sait pas mettre en avant. Inès est attendrie. Elle lui fait penser à un jeune chiot perdu et fébrile qui ne demande qu’à être apprivoisé. Elle veut lui parler mais, déjà, elle s’enfuit promptement. Elle en oublie vite l’incident, retrouvant un regard émerveillé en découvrant sa chambre, et écoutant à peine ce que lui dit la servante :
- Monsieur Vernier vous attend dans le salon pour 19 heures.
Le bruit de la porte qui se ferme arrache Inès de sa contemplation.
A SUIVRE...