Le château des Tribades 4.
Patricia, essoufflée, s’adosse contre la porte de sa chambre. Son cœur bat la chamade, et elle plaque sa main contre sa poitrine, comme si cela pouvait en atténuer les battements désordonnés. Quelle idiote ! Elle maudit son caractère introverti. Elle a paniqué, fui comme une voleuse, au lieu de se montrer drôle et pittoresque. Que va penser cette femme ? C’est certain qu’elle a laissé une mauvaise impression, et l’envie de lui courir après pour rattraper le coup et lui donner une autre image d’elle la tenaille un instant. A quoi bon ? Elle ne ferait qu’aggraver les choses, elle a été suffisamment ridicule comme ça… Elle se connaît trop, et surtout connaît ses réactions lorsqu’elle vient de tomber amoureuse. Car c’est bien de cela dont il s’agit. Elle ne sait pas trop si c’est un coup de foudre, mais cela y ressemble en tout cas, avec les mêmes symptômes : gorge sèche, tempes bourdonnantes, le cœur et tout le reste qui s’affolent… La totale, quoi ! Et, en plus, il y’ a eu l’étonnement de la reconnaître et de la voir ici : Inès, la romancière qui sait si bien faire entrer le rêve dans le cœur des femmes, celles qui croient encore au grand amour. Ses livres, elle en a lus quelques uns, emportée malgré elle dans ce tourbillon et ce foisonnement de beaux sentiments, mais avec malgré tout une différence : le prince charmant était une femme, une très belle femme. Un peu comme Inès : jeune, talentueuse et passionnée, d’une beauté qui se passe d’artifice, à la fois sensuelle et naturelle. Elle avait suivi sa carrière avec beaucoup d’attention, l’avait vue à quelques interviews alors qu’elle connaissait le succès, et à chaque fois c’était le même charme qui opérait. Humble et pudique, elle rayonnait de douceur et de générosité, sans jamais prendre la grosse tête. La voir si brutalement, en chair et en os, était un choc auquel elle n’était pas préparée et dont elle aura du mal à se remettre. La perspective de tomber amoureuse, au lieu de l’effrayer, l’emplit de joie et d’émotions nouvelles. C’est comme s’engager sur une nouvelle route dont on ignore tout, avec tout le long des imprévues, des obstacles, des moment d’intense bonheur ou de profonde tristesse, mais avec toujours cette sensation de se sentir vivante et passionnée. C’est l’esprit encore confus qu’elle entre enfin dans la chambre. Corinne l’attend, assise dans le lit, ses seins épais tressautant alors qu’elle se redresse davantage, faisant glisser le drap jusqu’au nombril. Sans le vouloir, elle adopte une attitude voluptueuse, étirant ses jambes musclées et charnues en les écartant légèrement, rejetant en arrière le buste afin de faire saillir sa lourde poitrine. Patricia, malgré elle, apprécie le spectacle. La savoir entièrement nue lui donne des bouffées de chaleur.
Elle a honte des envies qui l’assaillent, surtout après avoir ressenti une minute auparavant une folle attirance pour une autre femme, mais il y’ a longtemps qu’elle a cessé de se poser des questions sur ses propres pulsions animales. Elles ont fait l’amour une bonne partie de la nuit, imprégnées par le luxe et la sensualité des lieux, gagnées par une fièvre qu’elles n’avaient pas connue depuis longtemps. Il faut dire que l'endroit s'y prête... Un château qui recèle bien des mystères, un luxe raffiné et une sensualité électrique dans une atmosphère oppressante, avec toutes ces belles femmes comme invitées.
Après l'amour, Corinne avait eu besoin de récupérer en faisant le tour du cadran, complètement vidée et courbatue. Patricia, elle, pouvait déployer une vitalité sexuelle qui, loin de l’épuiser, stimulait toujours d’autres envies. Ses ressources étaient inépuisables. Elle pouvait faire l’amour une à deux fois par jour sans la moindre difficulté, et cette pratique quotidienne la conservait souple, fougueuse et endurante, renouvelant des énergies toujours plus performantes. Ce sont ces mêmes besoins qui la poussent maintenant à se déshabiller avec une hâte fébrile, pour ensuite s’agenouiller devant sa maîtresse, dégageant d’un geste brusque le drap qui la recouvre. Corinne tend le bras, essayant de se recouvrir, et proteste d’une voix pâteuse :
- Non, Patricia, par pitié… J’en peux plus…
Elle ignore sa prière, se collant à elle de tout son corps.
Vite, elle descend le long de son corps, souple et glissante comme une anguille, pour effleurer ses mollets, remonter le long des cuisses, passant de l’une à l’autre sur le versant intérieur, là où la peau devient de plus en plus douce, jusqu’à l’aine.
Ensuite, du bout de la langue, elle écarte les boucles brunes du sexe, se faufile dans une féminité encore sèche et étroite. Il en faut plus pour la décourager. Doucement, elle fait aller et venir sa langue le long de la fente, titillant à chaque passage le clitoris.
Elle joue savamment à attiser le désir, progressivement, accélérant peu à peu la pression, glissant partout, vrillant, suçant, lapant avec une redoutable agilité, sans ignorer la moindre partie intime. Déjà, une douce moiteur se répand dans les chairs dilatées qui ne cessent de s’ouvrir davantage. Il en émane une odeur entêtante et caractéristique, si familière. Un arôme que Patricia adore, comme le plus grisant des parfums, et dont elle ne pourra jamais se lasser. L’odeur de la femme, de l’excitation, dans ce qu’elle a de plus secret et de plus intime. Une porte ouverte sur un territoire infini, sans cesse à conquérir et à explorer, réservant toujours de nouvelles surprises. Le corps de son amie, après tout ce qu’il a subi cette nuit, en est la preuve vivante alors qu’il vibre, frissonne, se tend à l’appel d’une sensualité latente. Le vagin s’ouvre et s’humidifie à chaque coup de langue qui pénètre plus profondément.
Vaincue, Corinne ouvre les yeux, se redresse souplement, pour voir, pour admirer, mais les referme vite quand elle constate que l’ange a encore laissé place à un démon lubrique et déchaîné. C’est toujours aussi déroutant. Aussi, elle se laisse aller en arrière, caressant tendrement les cheveux de sa compagne, comme pour l’encourager à persévérer, se tordant de plaisir et gémissant sans retenue. Patricia continue de laper voracement son vagin, y mettant aussi les doigts pour mieux écarter la vallée secrète. Corinne n’y résiste pas. Elle agrippe plus violemment la longue chevelure alors que son ventre roule ardemment, secoué par les spasmes de la délivrance qui, si soudain, la fait crier de plaisir. Encore une fois, elle a joui avec une violence inouïe, incapable de lui résister. Patricia excelle toujours à tirer le meilleur profit de ses aptitudes et Corinne en fait encore les frais. Sonnée, elle se redresse alors que son amie part en arrière au pied du lit, écartant les jambes pour y glisser ses deux mains.
Ses doigts frôlent le bourgeon sensible, le gratifiant d’une pression subtile de plus en plus appuyée, alors que son autre main se promène dans la vulve béante et chaude d’un vagin trempé, y faisant disparaître quelques doigts. Elle étouffe un petit cri de bien-être en se mettant à haleter bruyamment, plaquant plus étroitement la paume de la main sur le clitoris, la pressant et la secouant frénétiquement et de plus en plus vite alors que ses doigts viennent et disparaissent aussi rapidement dans la fente moite de son sexe. Ses hanches bougent au même rythme. L’autre main remonte sur la poitrine, tord, pince et malaxe les bouts des seins, plus particulièrement le gauche qui se révèle plus sensible, si sensible qu’elle est à la limite de la douleur. Elle respire toujours plus vite et plus fort, paupières mi- closes sur des yeux révulsés, et bouche entrouverte sur un sourire à la fois ravi et enfantin. Ses joues sont roses d’excitation, ses lèvres gonflées d’un désir primitif qu’elle se mord de temps à autre avec une expression heureuse. C’est à travers un brouillard que Corinne la laisse se donner du plaisir, habituée à ce genre de débordements excessifs. Quand elle était possédée par ce genre de crise d’érotisme forcené, il n’y avait rien à faire, sauf la laisser se débrouiller toute seule. Le spectacle est aussi érotique qu’impudique. Même dans les positions les plus indécentes, Patricia sait garder intact cette part de fraîcheur et d’insouciance qui la rendent si émouvante. Corinne se demande, en la contemplant dans ses plaisirs solitaires, comment une jeune femme pouvait mélanger autant d’innocence et de perversité. Derrière ce visage angélique, il y’ avait une part d’ombre inquiétante, une âme dépravée, égoïste et torturée, ne vivant que pour assouvir ses envies insatiables, en quête permanente d’absolu et de dépassement de soit- même qu’aucune femme ne serait capable de lui apporter. Pourtant, cela faisait quatre ans qu’elles vivaient ensemble. Corinne avait été touchée par cette jolie sirène aux yeux verts, triste et pathétique, incapable de communiquer, mais elle avait réussi à gagner sa confiance. Si, dans la vie de tous les jours, c’est elle qui prenait toutes les décisions, elle devait s’avouer à la traîne sur le plan sexuel, totalement dominée et impuissante. A la longue, elle avait baissé les bras , incapable de faire face à des exigences toujours plus grandes. Pour elle, cette soif intarissable de plaisirs était une source permanente de questions et de remises en question. C’était la peur de ne plus faire le poids, d’être dépassée, d’être larguée, que son amie aille trouver ailleurs ce qu’elle ne pouvait plus lui apporter. Cette idée lui est brutalement insupportable. Son cœur en fait des bonds désordonnés, ses yeux se brouillent de larmes. Ne pas pleurer, ne pas dévoiler ses faiblesses, se protéger derrière une carapace d’insolence et d’agressivité, voilà les mots d’ordre sur lesquels elle se concentre de toutes ses forces. Ce sont ses seules armes. Elle tente toujours de contrôler ses émotions alors que, devant elle, bras et jambes en croix, le corps luisant de transpiration, son amante s’agite et se cambre, tétanisée par l’orgasme. Cela ne lui suffit pas et elle repart de plus belle dans d’autres postures plus indécentes, en proie au délire. Les autres orgasmes semblent ne jamais l’achever. Furieuse, bondissante, elle se tord en tout sens comme une forcenée, alliant fougue et souplesse avec une endurance inépuisable. Corinne ne peut la laisser ainsi, dans un tel état de surexcitation, et elle se jette donc sur elle pour l’aider à apaiser ses ardeurs.
Enfin rassasiée, toute frémissante, elle se blottit dans les bras de Corinne qui, essuyant vite ses larmes du revers de la main, l’accueille avec tendresse. Elle lui laisse reprendre son souffle avant d’engager la conversation :
- Ma chérie, tu as repensé à notre discussion de l’autre jour ? Tu sais, la solution que j’avais envisagé pour pimenter notre vie sexuelle…
- Pimenter notre vie sexuelle ou briser la routine ?
- Cela revient au même…
- Je ne sais pas… Tu crois vraiment que c’est une bonne idée, faire ça à trois ? C’est dangereux, cela peut casser quelque chose entre nous. Il doit y’ avoir d’autres moyens.
- Et lesquels ? A deux, on a fait tout ce qui était humainement et sexuellement possible, dans tous les endroits inimaginables… Je n’en peux plus de vouloir me surpasser ou tout mettre en œuvre pour te surprendre et te satisfaire… C’est au-dessus de mes forces tout ça, je n’y arrive plus…
Sa voix se brise alors que des sanglots la secouent. Patricia se serre contre elle.
- Excuse-moi, mon cœur… Je te fais tant souffrir. Je suis un monstre d’égoïsme avec mes saloperies de pulsions que je n’arrive pas à contrôler. C’est effrayant, moi aussi je me fais peur…
- Alors fais-moi confiance. Je ne veux pas te perdre, et c’est ce qui risque de se passer si on ne fait rien. Tu iras voir ailleurs, je le sais…
Patricia se pelotonne contre elle, comme une petite chatte câline qui recherche chaleur et réconfort.
- Jamais je ne te quitterai. Je t’aime trop.
- Moi aussi, si tu savais à quel point… Justement, s’il y’ a vraiment de l’amour et de la confiance entre nous, on peut tout se permettre et tout essayer pour sauver notre couple.
Patricia dissimule un sourire satisfait. Câline, elle caresse amoureusement le dos de son amie. Depuis le début, cette idée de faire l’amour avec une tierce personne l’avait émoustillée au plus haut point. Toutefois, elle avait feint l’embarras, pour que la décision vienne vraiment de Corinne et qu’elle n’ait jamais rien à lui reprocher si cela tournait mal.
- D’accord. On peut toujours essayer… Mais avec qui ? Il faudrait trouver une femme qui nous plaise à toutes les deux, cela ne va pas être facile à trouver.
- Qui sait ? Apparemment, d’autres invitées viennent d’arriver. Rien que des femmes d’après ce que j’ai entendu dire… On trouvera peut-être notre bonheur.
Elle s’interrompt un instant, comme hésitant à poursuivre.
- Hier soir, j’en ai vu une, très jolie, vraiment délicieuse… Tu sais, l’actrice Claire Broustal.
Patricia approuve silencieusement. En effet, elle l’avait vue dans un film qui avait eu de bonnes critiques et elle avait été tout aussi séduite par le charme vivifiant de l’actrice principale.
- Excellent choix. Sauf que tu oublies une chose : elle est mariée, avec un enfant il me semble… Donc je ne pense pas que les femmes soient son truc …
- Parce qu’elle n’a pas goûté à ton savoir-faire. Elle est venue seule, on ne risque rien d’essayer. Qui ne tente rien n’a rien…
Patricia sent sa respiration s’accélérer. Elle pense à quelqu’un d’autre.
- Moi aussi j’ai vu une très belle femme tout à l’heure, encore plus craquante que ton actrice. La romancière Inès Genest. Tu connais ?
- De nom, oui… Je l’ai aperçue une fois à la télévision, une émission barbante à mourir, genre littéraire. Mais j’ai jamais lu ses bouquins. Trop intellos…
- Tu te trompes, elle écrit des livres à l’eau de rose. Enfin, peu importe. Elle, au moins, est célibataire, sans attache…
- Exact, mais je la vois vraiment pas faire ça avec des femmes. Elle a l’air si coincée, si sage.
- Moi aussi j’ai l’air sage, et tu es bien placée pour savoir que je trompe mon monde. Inès est peut-être de la même trempe…
- En effet. Tu vois, ce ne sont pas les candidates qui manquent à l’appel ! Attendons de voir les autres invitées ? Bientôt on aura tellement l’embarras du choix qu’on ne saura plus qui choisir…
Elles se serrent amoureusement l’une contre l’autre en éclatant de rire. Corinne est ravie. Rien que le fait d’en parler et déjà elles ont retrouvé une complicité et excitation mutuelles. Tout s’annonce à merveille…
L’immense et luxueux salon scintille de mille feux avec ses lustres de cristal, ses chandeliers de verre, ses statues et armures anciennes qui reflètent toutes les lumières. Un banquet royal s’étale sur une longue table recouverte de soie, déjà prise d’assaut par les invitées qui, coupe de champagne à la main, se régale entre les conversations. Pourtant, au début, l’ambiance avait été discrète, timide, où chacun se jugeait et se jaugeait avec méfiance. Leur hôte, après avoir reçu des hommages dignes d’un souverain, avait fait les présentations. Puis, repas et alcool aidant, la glace s’était brisée, les langues s’étaient déliées, les rires avaient fusé là et là avec décontraction. Maintenant, la fête bat son plein. Maria interprète quelques-unes de ses dernières chansons, installée confortablement derrière un piano. Balade nostalgique qui parle de son pays, avec émotion et ferveur. Sa voix chaude et rocailleuse, presque masculine, contraste avec sa sensualité animale et ses déhanchements lascifs qui rendent l’atmosphère à la fois lourde et intime, chaude et feutrée. Inès, fascinée, a la chair de poule en l’écoutant, imprégnée par des paroles et mélodies qui lui rappellent tant son pays aimé. Elle se sent étrangement bien, assise avec décontraction dans un lourd fauteuil. Claire se penche vers elle.
- C’est une femme fascinante. J’adore ses chansons.
Inès approuve de la tête. C’est là un avis général apparemment, excepté une femme qui arbore une moue dédaigneuse, parlant et riant très fort et faisant tout pour se faire remarquer, sans le moindre respect pour l’interprétation de Maria. Inès et Claire ne dissimulent pas leur agacement, se regardant d’un air entendu.
- Elle est vulgaire, sans aucun savoir-vivre. Je vais aller lui dire deux mots.
Claire veut se lever mais Inès la retient.
- Laisse, ce n’est pas grave. Elle est complètement ivre, je ne crois pas qu’elle soit en état de comprendre quoi que ce soit…
- Ce n’est pas une raison.
Elle traverse le salon d’un pas vif et décidé. Inès la trouve d’une beauté piquante dans sa robe à manches longues en mousseline de soie imprimée et dentelle, lui donnant une allure légère et aérienne dans ses mouvements. Une casquette en velours côtelé encadre sa tignasse blonde aux boucles désordonnées, mettant davantage en valeur son splendide visage rayonnant de malice et de fraîcheur. Ce look décontracté, un peu été indien et folk, lui va à ravir. Sans hésiter, elle se dirige vers la femme aussi bruyante que grossière. C’est Corinne. Comme les autres invitées, elle est connue. Star rock trash et déjantée, elle joue de son image rebelle jusqu’à outrance. Elle règle ses comptes à travers ses chansons, crachant sa haine et son mépris, rejetant l’ordre moral et les valeurs puritaines d’une société conventionnelle, et revendiquant surtout son homosexualité comme un droit à la différence, avec insolence et fierté. Elle a le look adéquat : piercing sur le nez et la langue, cheveux noirs en bataille, Rimmel à gogo aux yeux, lèvres charnues maquillées d’un noir profond pour accentuer la blancheur de sa peau. Baggy taille XXL deux fois trop grand, tee-shirt trop large, poignets de cuir cloutés, toute la panoplie d’une jeunesse marginale qui veut se démarquer. Et elle y réussit à la perfection. Inès trouve cela dommage, car sous la façade tape-à-l’œil rayonne un beau visage aux traits lisses et réguliers, d’une grande douceur. Petite et dodue, elle dissimule tant bien que mal des formes avantageuses sous des vêtements trop amples, comme un complexe, au lieu de mettre en avant toutes ces rondeurs qui sont là les attraits d’une féminité dans toute sa splendeur. Elle se tait alors que Claire, la rejoignant au bar, semble lui parler durement. Et, chose incroyable, le visage de Corinne se fend d’un radieux sourire et elle se met à parler avec volubilité. A son tour, Claire se détend et les deux femmes conversent avec sympathie. Apparemment, Claire s’est trouvée une fan. Près d’elles, Maria arrête de chanter, acceptant les applaudissement avec modestie. Elle se dirige vers le buffet, boit goulûment un cocktail de fruits avant de prendre un verre alcoolisé et de se diriger à côté de Jean Vernier qui est en pleine conversation avec Gabrielle. Celle-ci semble la féliciter de sa prestation puis lui cède sa place volontiers, trop heureuse d’aller trouver Inès qu’elle ne cessait d’observer à la dérobée. Cette dernière la regarde marcher vers elle. Une longue robe beige en crêpe de soie moule un corps voluptueux d’où jaillit une superbe poitrine qui attire irrésistiblement l’œil, grâce à un décolleté vertigineux . Classe, distinction et érotisme torride, voilà les mots qu’aurait employés Inès pour décrire cette somptueuse créature. Elle a un front haut bombé, un long visage ovale, presque triangulaire, et de magnifiques yeux très noirs, brûlant d’une expression hautaine sous les sourcils fins et arqués. Sa bouche est grande, bien dessinée, aux lèvres pulpeuses. Ses longs cheveux roux cascadent en vagues brillantes sur ses épaules. Elle s’assoit avec distinction dans le canapé qui se situe à droite d’Inès, croisant aussitôt ses longues jambes aussi parfaites que le reste.
- Enfin, depuis le temps que je voulais faire votre connaissance ! s’exclame t- elle avec ravissement en lui tendant la main.
Sa main délicate, aux doigts fins et lourds de bagues luxueuses, se referme autour de celle d’Inès, dans un long mouvement caressant.
- J’aime beaucoup ce que vous écrivez.
Elle ne cesse de lui faire des éloges et Inès, malgré tout flattée, garde une certaine réserve en l’écoutant parler. Étrangement, une sonnette d’alarme la prévient d’un danger imminent, et une petite voix lui dit aussi que cette femme n’est pas du genre à ouvrir des romans à l’eau de rose. Elle répond quand même aux compliments.
- Merci, c’est gentil. Mon préféré est « Cyclone à St Domingue », une histoire d’amour teintée d’exotisme qui m’a pris beaucoup de temps, mais dont mes efforts ont été largement récompensés.
- Bien sûr, j’ai adoré !
Inès sourit. Elle lui a tendu un piège et Gabrielle est tombée dedans à pieds joints. Le titre de ce roman a été écrit par une autre romancière, spécialiste elle aussi des histoires d’amour. Inès s’apprête à entendre d’autres mensonges et facéties aussi grotesques lorsque, brusquement, le visage de Gabrielle se durcit. Son regard est maintenant franc et direct.
- Vous n’avez jamais écrit ce livre, n’est-ce pas ?
- Exact.
- Bravo, vous m’avez bien eu ! C’est ce qu’on appelle se faire piéger comme une débutante.
- Excusez-moi, c’était de mauvais goût.
- Pas du tout, je le méritais.
- Alors pourquoi cette comédie ?
Le regard de Gabrielle la pénètre d’une lave brûlante. Elle la fixe toujours en répondant carrément :
- Parce que je voulais vous plaire. La flatterie est une méthode usée jusqu’à la corde pour draguer, mais elle fait toujours ses preuves. Sauf cette fois-ci…
- Oh !
Inès sent ses joues s’empourprer. Elle ne sait plus quoi dire. Gabrielle semble ravie de l’avoir désarçonnée.
- Je vous gêne, n’est-ce pas ? Ne le prenez pas mal, mais une femme aussi belle que vous doit avoir l’habitude de se faire aborder de la sorte… Vous ne laissez vraiment pas indifférente.
Le feu aux joues vient de gagner tout son visage, jusqu’à la racine des cheveux. Elle ne sait toujours pas quoi répondre.
Gabrielle la dévisage avec autant d’intérêt que d’amusement. Faire du rentre- dedans semble une habitude qu’elle maîtrise à la perfection. Déroutée, Inès jette un regard éperdu tout autour d’elle, par crainte que d’autres personnes soient témoins de son embarras. Etrangement, la jolie domestique brune, Florence, est la seule à regarder dans leur direction , et ce avec un vif intérêt. Prise en faute, elle tourne aussi vite la tête et s’empresse de remplir la coupe déjà pleine de Claire. Or, s’il y’ avait bien un verre à remplir car il ne cesse de se vider aussi vite, c’était plutôt celui de sa voisine, Corinne. Cette dernière se lève soudain de sa chaise et porte un toast à la grande actrice Claire Broustal qu’elle accapare toujours. Elle boit cul- sec, vacille en arrière et se retient de justesse au rebord du bar. Claire, avec un sourire indulgent, l’aide à se rasseoir. L’attention d’Inès est détournée par Jean Vernier qui, tenant Maria par la main, l’entraîne vers le fond du salon, prés d’un lourd rideau. Là, l’endroit est à peine éclairé par une lumière tamisée. Tous deux s’enlacent et entreprennent un slow langoureux. Depuis que Maria a cessé de chanter, une employée de maison s’est assise derrière le piano et joue quelques airs langoureux avec discrétion. Ni trop fort ni trop bas, pour ne pas noyer le brouhaha des conversations. Personne ne fait attention au couple qui danse tranquillement, invisible dans la pénombre.
Inès cesse son regard circulaire alors que Gabrielle s’approche d’elle en levant son verre.
- Trinquons aux femmes et à leur beauté.
- Santé.
Elles boivent ensemble. Evidemment, Inès a un cocktail sans alcool. Elle ne veut surtout pas perdre la tête. Pourtant, une impression de chaleur semble affluer dans tout son corps. Inquiète, elle jette un regard intrigué sur son verre. Gabrielle se penche encore un peu plus vers elle, la questionnant :
- Un problème ?
- Non, rien… Dîtes, il n’y a pas d’alcool là-dedans ?
Gabrielle penche la tête en arrière et part d’un grand rire.
- Bien sûr que si… Fruits et alcool, ça fait très bon ménage.
Pas pour Inès. Au contraire, c’est totalement incompatible avec ses hormones, la catastrophe assurée. Elle pâlit, posant vite son verre par terre comme s’il s’agissait d’un serpent vénéneux. Gabrielle l’observe avec ironie.
- Tu as désobéi à maman en buvant de l’alcool, et maman va te donner une fessée, c’est ça ?
Inès lui jette un regard agacé. Ce n’est pas le soudain tutoiement qui l’exaspère, mais la façon qu’à cette femme de se moquer et la prendre au dépourvu. Elle n’a pas envie de s’expliquer.
- Non, c’est rien.
Gabrielle hausse les épaules avec indifférence. Elle remarque doucement :
- C’est une bonne idée de danser, tu ne trouves pas ?
- Quoi ?
- Je disais que c’était une bonne idée de danser. Cela ne te dis pas ?
Là, Inès a bien entendu. Elle l’observe comme si elle avait proférer une aberration.
- Non-merci.
- Pourquoi ?
- J’ai pas envie.
- Parce que je suis une femme ou tu n’aimes pas danser ?
L’indignation la fait bafouiller :
- Cela … cela n’a rien à voir. Quelle idée !
Le sang coure un peu trop vite dans ses veines, charriant de la lave qui commence à la faire suer. Panique ou alcool ? Ou les deux à la fois ? Cette femme a le don de la dérouter, et juste à un moment où elle a besoin de calme pour reprendre ses esprits. Elle ne lui laisse aucun répit.
- Alors tu as peur de danser avec moi, une femme ?
Piquée au vif, Inès se lève de son fauteuil d’un seul bond.
- Peur de quoi ? C’est ridicule !
Gabrielle est déjà debout. Avec autorité, elle la prend par la main.
- Alors prouve-le moi. Viens.
Sans la lâcher, elle l’entraîne au fond du salon.
A SUIVRE...