Divines et Innocentes

Divines et Innocentes

Le château des Tribades 6

Sa voix est aussi résolue que ses bonnes intentions.

Inès se lève d’un bond de son fauteuil, n’en croyant pas ses oreilles.

-  Comment osez-vous me demander une chose pareille ? C’est grotesque !

Elle respire profondément, à plusieurs reprises, contenant difficilement sa colère. Stupeur, abattement, dégoût, tout y passe et s’entrechoque dans sa tête alors qu’elle se met à arpenter le bureau comme une lionne en cage. Si elle s’écoutait, elle ferait ses valises dans la seconde pour s’enfuir le plus loin possible de cet endroit décadent ! Incroyable, elle nage en plein délire ! Jean Vernier se dirige vers le bar et se sert un deuxième whisky. Sa démarche est semblable à sa façon de s’exprimer : résolue et posée. Il laisse plusieurs minutes s’écouler, sans dire un mot, l’observant tranquillement. Il semble comprendre son indignation, l’accepte comme un caprice qu’il faut laisser passer. Pour elle, c’est beaucoup plus qu’un fâcheux contretemps. Soit, il a l’habitude d’obtenir toujours ce qu’il veut, mais là il se met le doigt dans l’œil s’il pense qu’elle va se prêter à cette sinistre comédie. Sa voix tremble encore alors qu’elle manifeste son incompréhension :

-  Vous réalisez la gravité de votre demande ? Vous organisez cette petite assemblée pour une semaine, une sorte de huit- clos sordide et insolite, digne d’un roman policier façon «   Les dix petits nègres  »… Et là, le deuxième jour, vous m’annoncez tranquillement que toutes les femmes ici présentes sont certainement lesbiennes, que l’une d’entre elles a été la maîtresse de votre défunte femme et sans aucun doute la responsable de sa mort prématurée ! Et moi, simple romancière, je dois jouer les flics d’opérette pour vous aider à démasquer la coupable. Mon seul indice : un tatouage ridicule juste au-dessus du pubis. Un petite fleur, une rose rouge. Et vous me demandez maintenant de vérifier sur toutes ces femmes l’existence ou l’absence de ce tatouage ! Et que dois-je faire pour ça ? Vous n’en avez rien dit, mais on peut envisager les scénarios les plus scabreux, au point où on en est… Les mâter quand elles sont toutes nues ? Ou les séduire une à une pour coucher avec pendant qu’on y ’est ! Au moins, j’en aurais le cœur net ! Ou, tiens, organisons une super orgie, au moins j’irai droit au but en une seule fois !

-  Vous exagérez, ma chère… Je n’ai jamais pensé à de telles méthodes. Il existe entre femmes des petits gestes simples et innocents qui ne prêtent à aucune arrière-pensée. Essayer ensemble des affaires, s’échanger ses toilettes, prendre une douche ensemble par exemple…

-  Des petits gestes simples et innocents avec des femmes qui, justement, aiment les femmes ! Vous rêvez là ! Je suis peut-être naïve, mais pas à ce point… Demandez à cette Gabrielle de prendre une douche avec moi, mais surtout sans arrière-pensées, hein ! Juste entre copines tiens ! J’imagine très bien comment cela va finir.

-  Et alors, cela vous fait peur ?

Décidément, c’est la deuxième personne qui emploie ce mot en deux jours. Hier soir, Gabrielle l’avait utilisé pour la défier alors qu’elle hésitait à danser un slow avec elle. Agacée, elle s’emporte :

-  Non, je n’ai pas peur, ni de Gabrielle ou de qui que ce soit d’ailleurs… Je ne vois aucun danger à fréquenter des lesbiennes car j’aime les hommes, exclusivement les hommes. A jouer avec le feu avec un bel homme pourrait en effet comporter certains risques, mais là je ne crains rien ni personne.

-  Alors où est le problème ? Même si, dans le pire des cas, vous deviez flirter avec une femme, sans aller jusqu’au bout puisque ce n’est pas ce que je vous demande, vous pourriez garder la tête froide, en toutes circonstances…

-  Bien sûr.

-  Voilà. Ne voyez donc pas le mal là où il n’a aucune raison d’être… Je vous demande un service qui, pour moi, a beaucoup d’importance. Cela me hante depuis des années et je veux connaître la vérité. En échange, je vous offre sur un plateau le roman qui sera certainement le plus attendu et plus médiatique de ces dernières années. La biographie du mystérieux Jean Vernier, son amour impossible et contrarié avec la légendaire Catherine, et enfin la vérité sur ce drame horrible qui les a séparé pour toujours. Du romantisme, du glamour, du sensationnel, voilà tout ce que recherche le public. Pour vous, c’est la gloire assurée et la fortune jusqu’à la fin de vos jours. Pour moi, cette vérité sera un lourd fardeau en moins à porter. Mais cette vérité comporte encore des zones d’ombre et, avant de lever le rideau, il faut évidemment la connaître. Et pour la connaître, il faut la chercher. Puisque je vous ai choisie comme porte-parole, il est normal que vous m’aidiez dans ma recherche. Vous et personne d’autre… C’est tout ce que je vous demande, c’est le prix à payer pour que je vous fasse confiance et vous laisse écrire mon histoire. A vous de choisir… Mais dites-vous bien que d’autres écrivains vendraient père et mère pour être à votre place, à vous de saisir votre chance…

Inès le sait bien. Et c’est justement là le problème. Ce contrat, elle le veut. Non seulement il y’ a l’aspect financier qui est énorme, indécent presque. Elle ne court pas vraiment après l’argent, ayant peu de besoins, mais celui-ci est quand même la meilleure voie vers l’indépendance. Se sentir libre, faire ce dont elle avait envie quand elle le voudrait, faire des cadeaux à sa famille sans compter, et se sentir surtout réconfortée et sécurisée financièrement. Et puis il y’ avait le fait qu’elle pouvait gagner énormément d’argent en effectuant un travail qu’elle adorait et dont elle se sentait tout à fait capable. C’était ça sa vraie motivation. L’histoire lui plaisait.

Jean Vernier l’avait alléché en résumant avec verve et passion son histoire d’amour avec Catherine, un vrai conte de fées à rebondissements. Dix ans auparavant, il avait sauvé Catherine qui, suite à une chute de cheval, était tombée dans un ravin. Il avait eu pitié de la petite sauvageonne sale et débraillée, l’avait ramenée dans son château pour les premiers secours. Evidemment, la prenant pour la petite paysanne qu’elle était, il l’avait traitée avec un dédain et une désinvolture de goujat, la renvoyant aussi vite chez elle par son chauffeur. Humiliée, elle l’avait détesté pour cela. Et puis, un an plus tard, leurs chemins s’étaient de nouveau croisés. Jean Vernier, passionné d’équitation, avait embauché comme palefrenier l’employé d’un ranch voisin, un gitan fier et ténébreux, et il se trouvait que sa fille était Catherine.

A une fête somptueuse qu’il avait organisé avec le gratin du show-biz, elle s’était carrément invitée et avait montré un aplomb sidérant. Vêtue d’une élégante robe et parée de bijoux rutilants, elle était d’une beauté ensorcelante, enjouée et spirituelle, et il avait été envoûté, reconnaissant difficilement la gitane sauvageonne qu’il avait dédaignée l’année d’avant. A son tour, avec malice, elle avait savouré sa revanche, affichant un mépris souverain et gardant prudemment ses distances alors qu’ils jouaient tous les deux à cache-cache avec leurs sentiments, se laissant prendre à leur propre piège. Un amour impossible car un monde les séparait. Puis, finalement, l’amour avait triomphé. Mariage aussi somptueux que médiatique, bonheur parfait, ils avaient traversé les épreuves et leurs différences avec harmonie, sourds aux jalousies et aux rumeurs mesquines qui critiquaient l’intérêt vénal de la mariée. Et puis, une nuit, le rêve s’était transformé en cauchemar. A deux heures du matin, Jean alerte la police. Il a retrouvé le corps sans vie de sa femme, une balle dans la tête et revolver au poing.

La thèse du suicide vient aussitôt à l’esprit des enquêteurs, mais un inspecteur zélé met en avant les contradictions de Jean Vernier et certains points troublants qui suscitent vite la suspicion. Le meurtre est privilégié, l’infidélité de sa femme possible, le mobile flagrant, et devant les rebondissements de l’enquête la France toute entière suit avec une fascination morbide les possibles détails d’une machination préméditée. Cupidité, luxure, manipulation et assassinat, tout est suggéré pour susciter l’horreur d’une population avide de scandale. Pour finalement aboutir, faute de preuves, sur un non-lieu. Evidemment, l’affaire a encore fait couler beaucoup d’encre, la culpabilité de Jean Vernier ne faisant aucun doute dans l’esprit de beaucoup de français. Et c’est maintenant que celui-ci avoue, pour la première fois à une Inès incrédule, qu’il était bel et bien innocent, mais qu’il a menti a la police en dissimulant certaines preuves. Catherine avait bien une liaison.

Avec une autre femme.

Et lorsqu’il a découvert le corps, il lui a été impossible de savoir si cela était un meurtre ou un suicide. Par contre, ce qu’il a remarqué, ce sont les traces d’une autre femme, parfum et sous-vêtement. Et, dans le sac de Catherine, une lettre inachevée ou celle-ci déclarait sa flamme et son désarroi à cette mystérieuse maîtresse. Dessus, pas de prénom ou de nom, mais juste l’énoncé d’un détail, la seule piste qui pouvait trahir l’identité de l’amante : une minuscule rose au bord des poils pubiens, un tatouage que Catherine adorait embrasser lors de leurs étreintes. C’était tout.

Il avait alors paniqué et effacé les preuves.

Peur du scandale, peur que l’on souille la mémoire de se femme, honneur bafoué et dignité froissée d’avoir été cocu, désir de vengeance personnelle, c’est un peu tout ça qui l’avait poussé à amoindrir la gravité des faits et à tout tenter pour étouffer l’affaire. Peine perdue. Encore aujourd’hui, le mystère restait entier, entretenant les rumeurs les plus vivaces, et le château gardait toujours ses sombres secrets. Maintenant, il veut découvrir l’identité de la maîtresse de sa femme, la pousser à lui dire toute la vérité. Exorciser ses vieux démons et vivre enfin en paix.

Pour cela, il l’utilise, elle, Inès Genest, et c’est le prix à payer pour avoir un droit d’exclusivité sur cette histoire. L’argent n’est qu’une formalité pour Jean Vernier, et si elle refuse c’est quelqu’un d’autre qui en profitera, quelqu’un qui mettra de côté tout ses préjugés pour, en échange, toucher le gros lot. Et gâcher une histoire qu’elle seule pouvait écrire, avec la puissance émotionnelle qui la transporterait et aboutirait à un triomphe certain. Cela ne valait-il pas d’y réfléchir un peu plus longuement….

Et puis, elle se sent maintenant impliquée, imprégnée par ce mystère, stimulée par une inspiration comme jamais elle n’en a ressenti. Alors qu’il lui racontait sa rencontre et son amour pour Catherine, elle prenait des notes d’une main fébrile, excitée comme une gamine, avec déjà dans sa tête des phrases qui défilaient à une vitesse folle pour décrire le cours de sa narration. Force et impact, le choc des mots, elle avait là tous les ingrédients pour aboutir à la perfection. L’état de grâce, la passion qui stimule l’artiste. Certes, la fin ne correspondait pas à cet idéal de pureté qu’on trouvait dans ses autres romans, mais il était temps qu’elle évolue un peu, qu’elle ouvre les yeux sur le monde et vive avec son temps. Déjà, alors qu’elle réfléchit à tout cela, elle réalise qu’elle change peu à peu d’avis. Elle n’est plus aussi bornée et hermétique qu’au début. Indécise, elle revient vers son fauteuil, sans toutefois s’y asseoir. D’autres questions lui brûlent les lèvres :

-  Ce tatouage est le seul élément dont je dispose ?

-  Le seul.

-  Et pour quelques raisons vos soupçons se portent sur ces femmes que vous avez invités ?

-  J’avais engagé un détective privé. Ses honoraires étaient suffisamment élevés pour m’assurer sa discrétion. Il avait établi une liste. Toutes ont connu ma femme, de plus ou moins prés, durant ses deux dernières années. J’ai trouvé inutile de remonter plus loin dans le passé. Evidemment, j’avais d’autres noms que j’ai éliminé au fur et à mesure. Et il se peut aussi que la coupable ne soit pas ici, bien que j’en doute…

-  Justement, parlons-en. Claire n’a pas du tout le profil. Elle est mariée et maman d’une petite fille.

-  Je n’écarte aucune piste. Avant de rencontrer celui qui devint son mari, elle a connu Catherine. Leurs chemins se sont croisés lors d’un festival de films d’auteur. Durant cette manifestation, il paraît qu’elles ne se sont pas quittées.

-  Une histoire d’amitié, tout simplement…

-  Peut-être… Ou peut-être pas…

-  Bon, passons. Et Patricia, que vient-elle faire là dedans. Elle est top jeune pour avoir été la maîtresse de votre femme.

-  Exact. C’est la seule qui n’a rien à faire dans cette histoire, mais Corinne ne voulait pas se séparer pour tout l’or du monde de son amoureuse. Alors j’ai dû l’inviter aussi.

Là, Inès tombe des nues. Elle en bafouille :

-  Vous voulez dire que… que elle et Corinne sont amies intimes ?

-  Bien entendu, cela saute aux yeux, non ?

Après la stupéfaction, le cœur d’Inès se serre de compassion. La pauvre enfant ! Timide et mal dans sa peau, en manque de repères, elle avait dû être une proie facile pour cette névrosée de Corinne. Voilà pourquoi elle semblait toujours si triste et malheureuse, et qu’elle l’avait trouvée en pleurs hier soir… D’emblée, un instinct protecteur la pousse à tout mettre en œuvre pour la sortir des griffes de cette femme, lutter pour le salut de son âme. Mais, en attendant, elle a un autre combat à mener, des négociations âpres et difficiles pour son propre avenir.

-  Bon, laissez-moi un peu de temps pour y réfléchir.

-  Le temps est compté. Plus que six jours pour se consacrer à ma biographie.

-  Je sais. Je vous donnerai ma réponse ce soir.

-  Et ? Je sens des conditions derrière tout cela…

-  Exact. Si j’accepte, je ne veux pas être votre marionnette dans le choix du style, du fond et de la forme de mon roman. A moi d’estimer ce qui a de l’importance ou pas… Pas de censure et d’exigences à tout va…

-  C’est une clause acceptable. Vous demeurez mon employée, mais je m’efforcerai de ne pas dicter mes lois. C’est tout ?

-  Si j’accepte, on commence le travail parallèlement à mes recherches…

Elle cherche les mots adéquats.

- … A mes recherches particulières.

-  Cela va de soit. Je vous ai dis que le temps nous était compté, et cela incluait nos deux affaires.

-  Bien. Alors à ce soir…

-  A ce soir.

Elle est à peine sortie que la bibliothèque s’ouvre en coulissant, dévoilant un passage secret. Une silhouette de femme glisse prudemment, toujours dissimulée dans la pénombre.

-  Mon cher Jean, vous êtes redoutable. Vous avez amorcé l’hameçon à la perfection.

-  Je pratique suffisamment la pêche pour savoir que, dans une rivière pleine de poissons, l’appât ne s’en sort jamais indemne. Bref, je ne suis pas mécontent de moi. Ma méthode est imparable : partir de la vérité et la détourner subtilement pour rester dans une ligne de conduite logique. A l’heure qu’il est, elle est incapable de discerner le vrai du faux. Je lui ai donné les bases : des éléments existants et des outils concrets. Le piège est donc bien dissimulé.

-  Vous pensez vraiment qu’elle va accepter ? Ses états d’âme et son orgueil peuvent encore la faire fléchir.

-  J’en doute. Sa réponse, je la connais déjà. Comme je connaissais déjà la réponse de Gabrielle.

-  Ne les comparez pas, elles sont si différentes. Gabrielle n’a jamais eu d’états d’âme, et le marché que vous lui avez proposé ne pouvait que lui plaire. Coucher avec Inès pour avoir son nom en tête d’affiche de votre prochaine production, quelle aubaine pour une femme comme elle ! Ou comment joindre l’utile à l’agréable… Mais Inès ne fonctionne pas du tout de la même façon.

Un sourire matois étire les lèvres de Jean Vernier.

-  Parce qu’elle vivait dans sa bulle. Mais je vais l’acculer à commettre des actes de moralité douteuse, à l’encontre de ses principes, le côté sombre et insoupçonné de sa personnalité. Elle va connaître la tentation et nous verrons bien comment elle va se sortir de toutes ces épreuves…

 

 

Maria écarquille les yeux de surprise :

-  Quel pourri ce mec ! Un vrai malade ! Mais un malade qui a le pouvoir de te rendre riche et connue au-delà de tes espérances, et cela vaut bien quelques sacrifices…

Inès penche la tête en arrière et part d’un rire frais. Cela lui fait du bien de rire à un moment où elle en a le plus besoin. La tension qui l’habite depuis son entretien avec Jean Vernier ne fait que croître, et plus elle tourne et retourne le problème dans sa tête et plus elle s’enfonce dans l’incertitude et le désarroi. Aussi, cette petite promenade en vélo en ce début d’après-midi lui fût bénéfique. Claire, retenue par Jean Vernier qui l’avait convoquée pour quinze heures, céda sa place à Maria qui changea ses plans avec un réel enthousiasme. Apparemment, accompagner Inès ne lui déplût pas du tout, car il est vrai qu’une complicité vive et spontanée les avait aussitôt réunies. Elles ont quitté le château et sa lugubre silhouette déchiquetée qui, tel un vigile imperturbable, surplombait la vallée. Auréolé d’un soleil écrasant, il semblait figé pour l’éternité dans un étrange paysage de vignes, de feu et de calcaire, et c’est avec soulagement qu’elles l’ont laissé derrière elles. Le paysage plat et désertique s’est peu à peu adouci par une végétation dense et luxuriante. Elles ont pédalé longuement le long d’une rivière tumultueuse qui se frayait dans un bruit assourdissant un chemin sinueux sous de hautes falaises. A l’endroit où l’eau se brisait dans un bouillonnement d’écume sur d’énormes rocs, elles ont bifurqué à gauche et quitté la gorge en plusieurs lacets assez rudes. Là, elles ont dû descendre de leur vélo et continuer péniblement à pieds. Enfin, hors d’haleine et en sueur, elles ont rejoint une chapelle en ruine, vieil édifice roman ombragé par deux immenses oliviers. C’est sous le plus grand, sans doute plusieurs fois centenaire, qu’elles se sont assises.

-  Merci pour tes conseils avisés. Moi qui pensais pouvoir compter sur une amie de bonne morale.

-  Justement, sa morale il faut savoir la mettre de côté. Pas toujours, mais de temps en temps… C’est elle qui nous empêche d’avancer. Cette histoire est un peu louche, je dois le reconnaître, mais c’est pas la mer à boire non plus. C’est peut-être un test aussi, pour savoir si tu es prête à tout pour décrocher ce contrat. Tu sais, il part du principe que la vie est un combat de tous les jours, une lutte acharnée, la loi de la jungle. Il t’offre une chance incroyable, mais il veut que tu lui prouves ta motivation et ton envie de gagner. C’est sa morale à lui. La réussite et l’ambition. A toi de voir, la balle est dans ton camp…

-  Tu me conseilles donc d’accepter ?

-  Évidemment. Écoute, prends l’exemple de Claire qui a toujours voulu mener la barque à sa façon, selon ses principes, en défendant corps et âme sa liberté créative et en refusant ce système dans lequel elle évolue malgré elle. Conclusion : plus personne ne lui propose de grands rôles, et si elle ne se bouge pas le cul dare-dare elle sera bientôt une illustre inconnue qui ira pointer au chômage un bon bout de temps, ou alors se recycler. Bref, aujourd’hui elle paie la note et c’est pour cette raison qu’elle se retrouve ici, chez le seul homme qui puisse lui insuffler une seconde chance. Sa présence prouve au moins qu’elle a tiré les leçons de ses erreurs et qu’elle va certainement rectifier le tir. Enfin, je l’espère pour elle… Moi, j’ai compris depuis le jour de ma naissance que, si on veut réussir, il faut se plier à certaines lois et accepter certains compromis. C’est ce qu’on appelle saisir les opportunités, et au diable les états d’âme ! En ce qui te concerne, c’est vrai que sa proposition peut choquer au départ, mais avec du recul prends-le avec humour et dérision. Il ne t’a pas dit de coucher avec qui que ce soit d’ailleurs… Alors échafaude des plans pour ne pas trop payer de ta personne.

Inès la dévisage avec méfiance, plissant les yeux d’un air soupçonneux.

-  Facile à dire. Je n’aime pas les femmes, moi ! Et comment dois-je ruser pour vérifier si tu as oui ou non ce tatouage sur la partie la plus intime de ton corps ? Car je te figure que tu es sur la liste des suspectes.

Blessée, Maria se lève d’un bond. Ses yeux noirs lancent des éclairs courroucés et elle lance furieusement :

-  On peut vérifier tout de suite si cela peut te rassurer.

Elle porte un short en jean délavé que, déjà, elle déboutonne d’une main tremblante. Inès arrête son geste en se levant à son tour, la prenant dans ses bras pour l’emprisonner d’une étreinte à la fois tendre et possessive.

-  Arrête, ne sois pas stupide… Et excuse-moi, je suis idiote.

Sa voix vibre d’émotion. Les larmes ruissellent sur son beau visage, sans qu’elle puisse les contenir. Elle maudit sa maladresse. Dépassée par des événements qui lui échappaient, elle avait ressenti le besoin urgent de parler à l’une des seules personne en qui elle avait confiance. Elle se sentait très proche de Claire et de Maria, et avec cette dernière elle venait de tout gâcher. Prenant son amie par la main, elle l’oblige à se rasseoir à côté d’elle. Dos appuyés contre le tronc de l’arbre, elles restent un moment enlacées et silencieuses, savourant ce moment de tranquillité et d’intimité. Maria a aussi les yeux rouges et mouillés. Elle est d’autant plus bouleversée qu’elle n’a pas l’habitude de se laisser attendrir ou émouvoir par qui que ce soit. A trente six ans, elle tient à sa liberté et s’efforce de ne jamais s’attacher, prenant le plaisir là où il vient, prenant tout aux femmes sans jamais rien leur donner, sauf si elles peuvent lui permettre d’atteindre ses objectifs. Là, elle se sent désarmée, rongée par des sentiments contradictoires, entre désir et amitié, inquiétude de tomber amoureuse et une espèce de culpabilité insaisissable de détourner Inès de ses rêves et idéaux hétérosexuels. Confuse pour d’autres raisons, Inès pose sa tête sur son épaule et se met à parler d’une voix grave et tendue.

-  Maria, j’ai l’impression d’être au bout du rouleau. Je me sens impuissante et vulnérable face à tout ce qui m’arrive car c’est un monde que j’ignore, si loin de tout ce que j’écris et ces valeurs auxquelles je m’efforce de croire. On m’a dit ces deux derniers jours que j’avais peur et j’ai pris la mouche car c’est bien là la vérité. J’ai une trouille bleue. Peur de ce que je vais affronter, un monde réel fait de chair, de désirs, de passions, toutes ces émotions humaines qui régissent notre vie et que j’ai préféré éviter en me retranchant dans mes rêves absurdes de pureté. Depuis mon agression, j’ai mené une vie encore plus solitaire, une vie de sainte presque, tournant le dos à tout ce qui pouvait ressembler à du vice ou de la débauche. Et voilà que, brusquement, je reçois ici en pleine figure des émotions nouvelles et terrifiantes, une ambiance sensuelle, électrique, contagieuse, que je ne comprends pas et que je ne maîtrise pas davantage. Je ne suis pas prête à cette sorte de plongée vertigineuse dans les noirceurs et les pulsions sexuelles de l’âme humaine, tout simplement parce que je ne me connais pas moi-même. Voilà, c’est tout ça qui me fout la trouille.

-  Et en plus tu vas te retrouver en première ligne avec ce qu’on exige de toi… C’est ça, hein ? Plus d’échappatoire, aucune issue et aucun recul possible… Tu as donc peur de quoi ? De te découvrir ? Affronter tes propres démons ? Au moins tu seras fixée, tu ne peux pas fuir toute ta vie…

Alors Inès se met à lui parler comme elle n’a jamais parlé à qui que ce soit. Elle vide son sac de façon interrompue. La tentative de viol dont elle avait été victime. Et que cette agression avait cassé quelque chose de vital en elle : toute désir physique pour un homme. Effrayée par cette constatation, elle s’était alors plongée corps et âme dans l’écriture, avec plus d’acharnement encore, comme une bouée de sauvetage. Et surtout un espoir de guérison. Avec l’espoir d’une révélation, voulant toujours croire au grand amour, celui qui soulève toutes les montagnes, qui cicatrise les plaies et brise toutes les inhibitions. C’est sans doute pour cette raison qu’elle avait banni tout acte sexuel, ce qui s’avérait encore sale et avilissant, ce qui réduisait à néant toute la beauté et la pureté des sentiments amoureux. Emue et fascinée, Maria ne dit rien, ne pose aucune autre question, emportée par ce tourbillon d’émotions que cette femme fait naître en elle. 

Sa gorge est serrée, elle se sent prête à fondre en larmes alors qu’elle l’apaise doucement, noyant ses mains dans la chevelure brune et soyeuse pour la caresser avec une infinie douceur. Sans la lâcher, elle tombe à genoux devant elle, en la serrant plus fort dans ses bras. Pour répondre confortablement à son étreinte, Inès s’agenouille aussi sur l’herbe, s’abandonnant aussitôt dans ses bras, enfouissant son visage au creux de l’épaule féminine, y imprégnant ses larmes.

Elle ne peut pas parler, le corps secoué de sanglots, la voix si enrouée qu’aucun son audible ne peut en sortir. Tout ce qu’elle veut, c’est être consolée, rassurée, que Maria lui transmette un peu de sa force et de son assurance. Elle lève la tête et la fixe de ses yeux noyés de larmes, si tristes, si apeurés. Maria baisse son regard sur elle et, cessant de fourrager sa main droite dans ses cheveux, lui caresse la nuque doucement. De l’autre main, elle fait glisser ses doigts le long de la joue mouillée avant de saisir le menton et l’obliger à garder la tête haute, prés d’elle. Leur regard se rive l’un dans l’autre, leur souffle se mêle, le visage à quelques centimètres.

Maria penche encore la tête et dépose un léger baiser sur le front moite de transpiration. Ses lèvres glissent vite dans la chevelure abondante et semblent vouloir s’y noyer, s’étouffer, se grisant de son odeur, avant de revenir au visage qu’elle explore dans une myriade de baisers enfiévrés. Ses lèvres dévorent tout sur son passage : les paupières fermées, le nez, les joues toutes salées de larmes qu’elle avale de coups de langue gourmands, le menton quelle lèche et mordille tendrement. Inès s’est figée, cessant de pleurer. Son visage est pâle et tendu, son regard hagard et fuyant. Sa respiration s’est accélérée, faisant gonfler sa lourde poitrine qui, nue sous le tee-shirt, semble doubler de volume. Elle garde les lèvres closes lorsque celles de Maria épousent les siennes, s’y pressent, et qu’une langue vivace cherche à se frayer un passage.

Elle frémit à ce contact intime. Maria n’a plus rien de la femme qui cherche à la réconforter, comme une mère apaisant son enfant. Ses yeux étincellent d’une lueur animale, son corps vibre d’une passion sauvage, qu’elle maîtrise à peine, et qui semble l’enflammer à son tour, comme un feu communicatif. Elle vient de saisir son visage à deux mains, pour mieux le couvrir de baisers voraces. Son corps s’est collé au sien, comme cherchant à s’y fondre, plaquant sa poitrine contre la sienne avec une telle force que les bouts des seins, malgré leur tee-shirt, se touchent et se cherchent. Inès se laisse faire, trop abasourdie par ce foisonnement de sensations qui l’emportent vers un chemin inconnu. Elle sent la chaleur de cette chair féminine caresser sa peau, son odeur raffinée et entêtante, le parfum suave des cheveux lâchés, tout ce mélange qui agit sur elle comme une alchimie brûlante, un brasier qui s’étend dans tout son corps. Ses pensées semblent paralyser par le déferlement de cette lave intérieure qui l’embrase sournoisement, elle est incapable de réfléchir, de réagir. Les ongles qui s’enfoncent dans son dos la fait violemment tressaillir. Sa bouche s’entrouvre alors pour pousser un cri de surprise. Maria en profite vite pour introduire sa langue entre ses lèvres. Inès gémit, mollit, savourant malgré elle la douceur de ce premier baiser féminin. C’est indescriptible. Délicieux. A la fois doux, sensuel, brûlant, profond. Cet acte follement intime provoque un chavirement des sens qu’elle ne maîtrise plus. Elle n’a pas conscience de répondre au baiser, part à l’assaut de la bouche fruitée, de la langue agile, s’y noue, s’y dérobe, puis y retourne avec timidité et une certaine retenue encore. Tantôt elle se laisse faire, résiste ou s’offre, luttant contre ces ondes lascives qui montent et grondent comme un orage dévastateur. Maria, avec une expérience inouïe, la relance de baisers fougueux, aiguillonne sa langue de spirales infernales, met tout en œuvre pour faire monter la fièvre de plusieurs degrés. Et elle y réussit à la perfection. C’est avec la même passion qu’Inès l’embrasse, la fouille, envoyant une vague de salive dans sa bouche et cherchant à se consumer toute entière dans ce baiser affamé. Maintenant, c’est Maria qui semble un peu surprise de ce brusque consentement. Inès met dans ce baiser une telle fougue, une telle violence, que cet élan fougueux semble presque désespéré, comme une femme qui a lutté de toutes ses forces et, finalement, s’est laissée emporter par un désir trop impétueux. Une femme qui se sait perdue et en accepte la défaite. Haletante et tremblante, Maria compte profiter de cet abandon pour aller jusqu’au bout. Elle passe à l’étape supérieure, s’écarte en suffocant, et son regard qui se pose sur la poitrine d’Inès ne calme en rien son souffle précipité. Elle voit que les pointes des seins se dressent contre le tissu du tee-shirt, et elle ne peut résister à la tentation d’effleurer du bout des doigts le sein droit, caressant à travers le tissu le bout sensible, ce qui arrache à Inès un cri stupéfait. Sans perdre de temps, Maria passe ses mains dans le tee-shirt et le remonte vite au-dessus de la tête. Le spectacle la laisse pantelante et muette, bouche bée. Les seins qui s’offrent à ses yeux sont magnifiques, d’une rare beauté. Volumineux, fermes et bien relevés, ils bougent voluptueusement au rythme d’une respiration oppressée. Sa peau veloutée a des reflets dorés, faisant ressortir superbement les mamelons tendus, aux auréoles d’un brun foncé. Inès, en se retrouvant ainsi la poitrine nue, se sent timide et vulnérable, mais le regard de Maria qui contemple son corps avec une sorte d’adoration et de fascination accentue aussi son excitation. Elle a une terrible envie qu’elle les touche, les palpe, comme pour apaiser cette faim sensuelle qui lui noue le ventre et remonte jusqu’à sa poitrine. Maria devine son attente et s’exécute. Elle retient sa respiration en prenant les seins dans chaque main, les touchant avec délicatesse, comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art aussi fragile que rarissime.

Inès se cambre, gémit, frisonne de la tête aux pieds. Ses lèvres sont gonflées de désir, son regard fixe et brûlant, ses joues roses d’excitation. C’est elle qui bouge son corps, faisant jaillir sa poitrine avec insolence, appuyant ses seins d’un mouvement souple pour qu’ils se frottent contre les paumes de Maria. Celle-ci la laisse se caresser toute seule, abasourdie par l’audace de sa maîtresse qui, impatiente, vibrante d’un désir impérieux, continue de plaquer sa lourde poitrine contre ses mains ouvertes. Elle les referme enfin, saisissant une chair tiède, divinement douce, dont les pointes des mamelons semblaient durcir davantage. Elle les malaxe d’un mouvement lascif et enveloppant, provoquant chez Inès des tressaillements incontrôlés et des soupirs purement sexuels. Elle pousse un râle de frustration lorsque Maria interrompt sa caresse un bref instant, juste le temps de s’enlever elle aussi son tee-shirt et le soutien-gorge, libérant des seins haut placés, d’un mat brillant, au galbe parfait. Elle a des seins plus petits qu’Inès, moins ronds, mais ils pointent néanmoins avec fierté, avec à l’extrémité de larges aréoles proéminentes. Inès les couve du regard, avec admiration et désir. Elle ne savait pas qu’une femme nue- à moitié nue – pouvait être aussi belle et désirable. Cette découverte lui monte à la tête. Elle se jette dans ses bras, s’asseyant entre ses jambes écartées et se collant étroitement à elle, écrasant sa poitrine contre la sienne, frottant les pointes des seins dans un contact délicieux et irritant. Elle lance en même temps ses jambes autour de ses hanches, l’attirant plus à elle. Maria fait de même, tout en plaquant ses deux mains sur les fesses d’Inès, les caressant, les soupesant, les pressant sans retenue, labourant de ses ongles le short, griffant le dos et les omoplates. Avides l’une de l’autre, leurs bouches se sont retrouvées et s’entrechoquent dans un baiser ardent. Elles semblent posséder par la même folie, parcourues des même décharges électriques qui les font bondir et frémir, vaciller et défaillir.. Elles ne se lassent pas de leur baiser, leurs étreintes, et Inès savoure cette sensation vive et diffuse qu’elle n’a jamais connue auparavant, qu’aucun homme n’a jamais pu lui faire partager. Rien n’est plus merveilleux au monde que leur deux corps confondus aussi intimement, une extase sans nom alors qu’elles n’en sont qu’aux préliminaires. C’est à la fois sensuel, électrisant, et insupportable de jouer avec un désir qui ne cesse de monter. Inès bouge encore plus violemment, frottant plus fort leur poitrine l’une contre l’autre, et entendre les gémissements éperdus de sa partenaire tout contre sa bouche, ce plaisir qu’elle lui donne, l’excite encore davantage.

Furieusement enlacées, elles tanguent longuement d’avant en arrière sur l’herbe. Puis Maria veut la renverser par terre, appuie sur ses épaules, mais leur position qui les noue l’une à l’autre ne permet pas à Inès de s’incliner seule en arrière. Fébrile et impatiente, Maria insiste et provoque chez Inès une douleur dans le dos. Cela brise net le charme. Elle reprend vite pied à terre. A bout de souffle, elle se dégage du baiser vorace avec un petit cri suppliant

-  Non !

Elle a des soubresauts convulsifs, comme une possédée qui lutte contre un esprit malsain, cherche à l’en extraire. Puis elle se calme, encore hébétée, comme cherchant à disperser le brouillard insidieux dans lequel elle s’était perdue. Maria, affolée, rompt l’étreinte. Elle observe Inès avec désespoir, sans comprendre. Celle-ci est apeurée, secouant la tête comme si elle émergeait d’un cauchemar. Son visage est déformé par l’égarement et l’incompréhension la plus totale. Elle se lève si vite sur ses deux jambes qu’elle vacille un instant, encore étourdie. Puis elle ramasse hâtivement son tee-shirt, l’enfile nerveusement, attrape et enfourche son vélo pour s’engager maladroitement sur le sentier herbeux qui redescend vers les gorges.

Le visage ruisselant de larmes, Maria la laisse s’éloigner sans un mot.

A SUIVRE...

 

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